Vieux et digne

Quand la saveur prend vie

Des siècles se sont écoulés depuis que les montagnes ont été martelées dans la forge volcanique écossaise. Toujours en proie aux intempéries, l’Écosse a reçu beaucoup, beaucoup de pluie. Mais c’est justement notre chance car « la pluie d’aujourd’hui, c’est le whisky de demain », dit le proverbe. Il est donc temps pour Julien Willems de se plonger dans le monde intemporel des whiskies Vieux et digne.

Rassemblons-nous une dernière fois autour du feu pour célébrer la saison du whisky et le bon temps que nous avons passé ensemble. Car c’est bien le bon vieux temps que nous célébrons aujourd’hui. Entrez donc dans la maison de mes ancêtres, débarrassez-vous de votre manteau détrempé, laissez vos pieds fatigués glisser dans des pantoufles douillettes, enfilez une tenue splendide et confortable, puis rejoignez-nous dans la bibliothèque.

Admirez les livres reliés en cuir sur les étagères poussiéreuses, le parquet en chêne ciré, l’odeur résineuse qui suggère que des pommes de pin ont été utilisées pour allumer le feu. Asseyez-vous sur le canapé ancien à côté de la boîte à cigares. Quelques boules de naphtaline et des pastilles de camphre diffusent doucement leurs odeurs dans l’atmosphère, envoûtant nos nez tandis que les flammes fascinent nos yeux.

Tendez votre verre de dégustation pour recevoir votre rasade de whisky Vieux et digne. L’anticipation d’un plaisir pur vous envahit, en sentant un whisky élaboré avec soin et qui a pris le temps de vieillir pendant des dizaines d’années. Patiemment, le nectar ambré a attendu, façonnant, répétant et peaufinant sa symphonie sensorielle… pour arriver à ce moment où il touchera vos papilles gustatives. Comme l’archet qui caresse son violon, rompant enfin un long silence. Vous sentez, goûtez et voyez les cordes des saveurs jouer leur mélodie à la perfection. Savourez cette harmonie liquide, chaque expérience passée et chaque sens s’enroulant autour de cette épiphanie, déployant délicatement ses précieux arômes individuels.

Âge et intensité

Après onze plongées dans les profondeurs des profils aromatiques de la Society, certains éléments devraient commencer à vous être familiers. Les esters sont de retour, mais on ne s’en lasse jamais, n’est-ce pas? Alors qu’ils sont normalement associés à des arômes fruités frais, comme les petits cubes d’ananas, les poires parfumées, la mangue et le litchi, ici, tous les fruits sont entre bien mûrs et trop mûrs. Il suffirait peut-être de dire que cela est dû la maturation en fût et au temps en général, mais Andy Forrester, maître en spiritueux de la Society, a une explication plus fine: « Nous savons qu’avec le temps, des réactions chimiques très lentes se produisent dans le spiritueux lui-même, convertissant l’éthanol en esters supplémentaires, ce qui pourrait expliquer certaines des notes florales intenses que l’on trouve dans les très vieux whiskies. Il est intéressant de noter que l’on pense que le fût peut également jouer un rôle, les composés extraits du bois rendant ces réactions plus probables. »

Dans des articles précédents, nous avions mentionné « la part des anges », cette perte naturelle de volume dans le fût, due à l’évaporation. Après vingt ans ou plus dans un tonneau, il est difficile de savoir quelle quantité les anges ont emportée lors de cette longue équipée. Il en résulte qu’au fil du temps, la concentration relative de l’éthanol augmente dans le whisky restant puisque certains composés, comme les extraits de bois, s’évaporent plus lentement que lui. Là encore, on ne peut qu’imaginer l’impact sur les arômes du whisky, mais d’un point de vue purement théorique, il est probable que les composés aromatiques en concentration plus élevée seront perçus plus intensément, en particulier à cask strength. Il ne faut toutefois pas oublier que certains composés masqueront facilement d’autres composés moins puissants, de sorte qu’il n’existe aucun moyen précis de prédire quel sera le profil final.

L’épreuve du temps

Quels sont donc les fûts les mieux adaptés pour élaborer des whiskies Vieux et digne? Comme il n’y a probablement pas eu beaucoup de recherches sur le sujet, j’ai demandé à notre très estimé responsable de la création des whiskies, Euan Campbell, de me donner son avis. « Si je devais définir aujourd’hui une procédure de maturation visant à obtenir les caractéristiques du profil Vieux et digne, il me faudrait attendre à peu près 25 ans pour pouvoir commencer à évaluer les résultats de cette procédure. J’aurai alors 62 ans », explique-t-il. « Si cela ne donne pas les résultats escomptés, il faudra essayer autre chose, attendre encore 25 ans, avant de revenir me voir et j’aurai alors 87 ans! »

C’est à la fois très vrai et un rappel des défis que représente l’analyse d’un processus qui prend des décennies à se réaliser et qui, de plus, est sujet à un grand nombre de variations imprévisibles. À ma connaissance, la SMWS est la seule organisation à répertorier systématiquement le profil aromatique de chaque fût qu’elle met en bouteille. L’absence de données concernant le profil final de chaque fût chez les producteurs de whiskies complique également le travail de notre équipe chargée des spiritueux. Toutefois, nous pouvons consulter nos propres registres pour nous orienter et créer de tels whiskies. Pour percer ce mystère, Euan et moi avons fait un petit voyage à travers les archives des embouteillage de Society. Depuis 2014, 84% des 268 whiskies Vieux et digne âgés de vingt ans et plus en maturation complète provenaient de Refill et second Fill casks.

Comme l’explique Euan: « Bien que nous ne puissions pas prédire l’avenir, nous disposons d’un vaste catalogue de fûts délicieux dont nous pouvons tirer des enseignements. Je dirais que le mieux est d’utiliser un fût 2nd Fill ou Refill dont l’historique est entièrement connu. Il est trop risqué d’utiliser un fût Refill dont on ne connaît pas toute l’histoire. Un candidat idéal pourra être un fût que nous venons juste de vider pour embouteiller son contenu, après un 1st Fill d’environ 12 à 15 ans. Nous savons au moins pendant combien de temps il a été utilisé pour le scotch et quel spiritueux y a été mûri. Pour le remplissage suivant, il pourra être réservé pour au moins vingt ans de maturation et il est très probable que vous atteindrez alors le profil de saveur souhaité. »

Bien sûr, ça c’est en théorie. En pratique, on observa presque toujours des différences, d’autant plus que nous sommes dans le domaine hautement subjectif des perceptions sensorielles. N’oubliez donc jamais qu’un profil aromatique ne vise qu’à décrire au mieux les arômes d’un whisky en quelques mots, ce qui est assez réducteur. En réalité, ces profils doivent être considérés comme fluides, ils ne s’excluent pas mutuellement. Comme le dit Euan en conclusion: « Il convient de noter que même si un fût peut être classé dans un autre profil aromatique au moment de l’évaluation par le Tasting Panel, le temps apportera souvent ces caractéristiques éthérées que nous associons à Vieux et digne. Il est tout à fait possible que vous tombiez sur un whisky de profil aromatique Sucré, fruité et moelleux présentant également les caractéristiques du profil Vieux et digne. »

Alors ne me croyez pas simplement sur parole, laissez-vous plutôt séduire par un malt vieilli à la perfection. Le classement Vieux et digne sera certainement approprié, mais n’oubliez pas que les mêmes nuances de dignité et de nostalgie sensorielle décadente se retrouvent également dans les drams les plus anciens d’autres profils. Quel que soit votre penchant aromatique, le temps finira toujours par tout révéler.

Un voyage dans le monde des saveurs

Nous voici parvenus à la dernière étape de notre voyage gustatif. De Jeune et alerte à Vieux et digne, de Léger et délicat à Très tourbé, nous avons beaucoup voyagé, à travers des collines enneigées, des prairies ensoleillées, le long de rivières et de côtes battues par les vents. Ce fut un beau voyage dans le monde des saveurs. Il nous a finalement conduits ici, dans le confort bien mérité d’une dégustation somptueuse dans une demeure sans âge, chaleureuse et élégante et aussi imprégnée d’histoire et de tradition, mais ouverte et tournée vers un avenir durable.

Tandis que les flammes de l’âtre retombent lentement dans le confort de leurs braises et se blottissent sous une couverture de cendres, il est temps, hélas, de déjà faire nos adieux. Je vous souhaite à tous de joyeuses fêtes de fin d’année, avec, je l’espère, un bon verre à la main, et je vous adresse mes meilleurs voeux pour le moment venu. Bonne nuit et que la joie soit avec vous tous, car il est certain que nous nous reverrons demain matin… ou bien dans la nouvelle année …