Tourbé

Quand la saveur prend vie

L’équinoxe est passé et des bancs de brouillard, apportant l’automne, avancent et recouvrent le paysage comme la marée les rivages. Alors que les vents se lèvent et commencent, zélés, à dépouiller les branches de leur feuillage, sur les flancs des collines, chaque arbre et arbuste semble rougir de pudeur. L’or et le cuivre, aussi ardents que la barbe de notre responsable des spiritueux, nous rappellent les braises de nos feux de camp de fin d’été. Avec le changement de saison, ils brillent maintenant dans la sécurité de l’âtre des bothies, ces refuges de montagnes écossais. Car la nuit, l’air se rafraichit, il se fait humide et souvent épais, tout empli des brumes exsudant le parfum des feuilles mortes. Et les feuilles tombent en effet lorsque les fougères prennent la couleur de la rouille. Approchez-vous, venez vous blottir autour du feu pour écouter Julien Willems nous livrer le deuxième chapitre de notre récit sur les whiskies tourbés de la Société. Aujourd’hui, il s’attaque au cœur du sujet: comment se forme la tourbe? Comment les différents types de tourbe affectent-ils les saveurs que nous percevons dans nos drams?

C’est le moment de conter les histoires de la terre et du cycle de vie écossais, des forêts disparues depuis longtemps et des landes de bruyère côtières, de l’eau, de la terre et du feu. Pour la formation de la tourbe, l’eau est absolument essentielle. La raison en est évidente: la tourbe est l’accumulation de matières végétales et organiques partiellement décomposées dans des conditions froides (du moins pour les tourbières écossaises), acides et humides. Elle se forme donc dans les zones humides, les marais et les tourbières où la présence d’eau et l’absence d’oxygène font que les plantes mortes ne se décomposent que partiellement, au lieu de se transformer en compost ou en poussière. Une fois fanés, les restes des plantes sont compactés en tourbe dans leur environnement marécageux durant des milliers d’années. Laissée à elle-même pendant des millions et des millions d’années, la tourbe peut, dans de bonnes conditions, se transformer en charbon, en goudron ou en pétrole. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici, à moins que vous ne soyez à la recherche de dinosaures liquides. Si c’est ce que vous recherchez, essayez de mettre la main sur notre blended malt produit en petit lot, Tar Pit.

Contes des marais et tourbières

Donnez libre cours à votre imagination. La glace fond dans une toundra désolée, les hurlements du vent glacial et les craquements de glaciers gigantesques sont les seuls bruits emplissant l’air. Puis les premiers colons apparaissent, érigeant des pierres énigmatiques, si lourdes que les glaciers n’avaient pu les transporter jusqu’à la mer. Vinrent ensuite les périodes d’abondance et les périodes de conflit, celles de paix, de guerre ou de renaissance. Ces tourbières sans âge ont été témoins de tout cela, tandis que les bruyères, les carex et les mousses ont grandi, vécu et fané, emportant avec eux quelque chose de ces époques dans la terre.

Et c’est là que les choses deviennent intéressantes. En fonction de leur emplacement, de leur histoire et de leurs conditions climatiques, chaque tourbière a évolué pour accueillir des plantes et des écosystèmes différents. Ainsi, la tourbe récoltée dans d’anciennes forêts des Highlands sera différente de la tourbe côtière d’Islay, riche en mousse, ou de celle venue des tourbières des Orcades, riche en bruyère. Chaque endroit possédant une flore particulière, la composition des diverses tourbes sera naturellement différente. Ces différences peuvent sembler mineures, et puis la tourbe met des milliers d’années à se former. On peut donc se demander quelles caractéristiques végétales ont pu survivre aussi longtemps.

Comparaison des compositions

D’une certaine manière, leur esprit survit. En comparant la mousse, la bruyère et les résidus d’arbres dans des échantillons provenant de différentes tourbières, Barry Harrison (PhD) du Scotch Whisky Research Institute explique: «Le type et la quantité de lignine diffèrent entre ces plantes, et le type et la quantité de composés phénoliques libérés lors de leur combustion diffèrent également». Tout d’abord, la sphaigne, que l’on trouve en abondance dans certaines tourbières d’Islay, n’est pas réellement composée de lignine, mais d’un composé similaire remplissant le même rôle structurel. Sa combustion produit en conséquence une fumée très phénolique et médicinale.

Quant aux plantes à lignine telles que la bruyère et les arbres, vous vous souvenez peut-être que dans l’article «Epicé et sec», nous avions dit que la combustion de la lignine pendant la carbonisation des fûts crée des produits comme le gaïacol. Cela s’applique ici. Donc, en théorie du moins, la fumée d’une tourbe riche en lignine devrait être plus épicée et plus riche en différents types de gaïacols, donnant des composés au goût épicé et fumé.

Mais ce n’est pas tout. D’une plante à lignine à l’autre, les produits de la combustion varient. La tourbe des Orcades, riche en bruyère, est réputée plus florale et parfumée, tandis qu’une tourbe riche en écorce et en plantes ligneuses, comme on en trouve parfois dans les Highlands, dégage une fumée plutôt terreuse.

Pour ajouter encore un peu de complexité au sujet, les types de composés phénoliques obtenus en brûlant la tourbe sont également conditionnés au degré de décomposition de la matière végétale. En d’autres termes, plus l’exposition à l’oxygène est importante et/ou plus la durée de décomposition a été longue, plus la fumée contient de composés phénoliques médicinaux et moins de gaïacols épicés et fumés. Donc, en théorie du moins, les arômes de la fumée d’une tourbe obtenue en creusant plus profondément dans les tourbières riches en lignine ou dans une tourbière un peu plus sèche devraient être plus médicinaux et moins fumés ou épicés. En outre, plus il y a d’eau dans une tourbière, plus les arômes sont épicés et fumés.

«Dans la pratique, les plantes comme la bruyère ont des racines très profondes, qui s’enfoncent dans le sol jusqu’aux strates beaucoup plus anciennes, parfois antiques, d’un marais», explique Barry Harrison du SWRI. «Cela permet d’ajouter du bois là où la lignine s’était décomposée depuis longtemps et en grande partie». La réalité impose toujours de nuancer la théorie.

À boire avec respect

N’oubliez pas que plusieurs civilisations ont vécu puis disparu au cours des âges nécessaires à la création de chaque brique de tourbe utilisée aujourd’hui dans les malteries. Et l’histoire du lieu de leur naissance, pour citer Isildur, roi légendaire du Gondor, «est désormais un secret que seul le feu peut révéler».

Mais quelle part de ce secret nous est réellement révélée? Et ne serait-il pas préférable que certains secrets restent enfouis à jamais? Aujourd’hui nous avons scrutés les brumes lointaines des temps passés, mais les tourbières sont aussi un sujet d’actualité.

Dans notre monde en pleine mutation, les questions de durabilité et d’utilisation responsable de la tourbe ne peuvent être laissées sans réponse. Nous y reviendrons le mois prochain. Pour l’instant, savourons un verre bien mérité du profil aromatique Peated (Tourbé) de la Société, en prenant le temps d’écouter ce que nous content ses saveurs.

Quelle que soit le dram, j’espère que vous vous joindrez à moi pour le siroter avec les égards qu’il mérite.

Sélection de Whiskys tourbés de notre assortiment
66.208 – Sensation fumée, sucrée et salée
53.417 – Pureté de saveur, en veux-tu, en voila!
93.178 – «Ça n’est plus ce que c’était!»